Le lieutenant et la dame blanche

Extrait n°1 - Juin 1940

Prologue

Juin 1940

 

 

 

         La foule, prise de panique, s'affola. Des femmes et des gens âgés se pressèrent contre les murs des maisons mitoyennes. Comme hypnotisés, ils scrutaient l'entrée nord du village. On aurait dit qu'ils voulaient faire place à un cortège imaginaire. Soudain, Angélique fut heurtée à la jambe. Elle se retourna et reconnut Sara, la petite fille brune faisant partie du flot de réfugiés à qui elle avait offert des cerises quelques minutes auparavant. Les yeux de la fillette, emplis d'effroi et de désespoir, restaient figés dans la direction que tout le monde fixait. D'un geste protecteur, Angélique l'entoura de ses bras tandis qu'une rumeur leur parvenait.

         — Les Boches arrivent! s'interpellaient les uns les autres à tue-tête les Cluniziens mêlés aux individus en exode.

         C'est alors qu'une petite troupe de soldats français en pleine débâcle traversa le village au pas de course. Ils avaient l'air épuisés dans leurs uniformes sales et leurs brodequins abîmés, mais semblaient trop pressés et apeurés pour prendre la peine de s'arrêter. Un bruit assourdissant retentit. Des avions ennemis survolèrent le village. Au loin, on entendit des explosions. L'assemblée, qui s'était immobilisée, commença à se disperser en criant. De nombreuses personnes essayèrent de trouver refuge dans les maisons, d'autres se cachèrent derrière des voitures. Dans la panique générale, des enfants appelaient leur mère. Une jeune femme priait. Angélique se rendit compte que Sara, qu'elle tenait toujours dans les bras, tremblait de peur. Le maire du village, monsieur Roland, monta les escaliers menant à l'entrée de la mairie. Après le vacarme précédent, le silence était insoutenable. Il fit face à l'assistance et s'exprima dans un porte-voix : 

         — Chers habitants de Clunize, nous venons d'apprendre l'arrivée imminente des Allemands par la TSF[1]. La fuite n'étant plus possible, nous vous demandons de rentrer chez vous. Fermez vos portes et vos volets. Nous ne leur ferons pas l'honneur de les regarder défiler en vainqueurs! L'inquiétude refit rapidement place à l'affolement. Sara se détacha brusquement d'Angélique lorsqu'elle aperçut sa mère, soulagée de l'avoir enfin retrouvée devant les étals de l'épicerie. La jeune femme affichait un visage aux traits marqués par les coups du sort. Elle avait les mêmes cheveux noirs et bouclés que sa fille. Ses yeux sombres et de hautes pommettes lui donnaient un air grave. Elle embrassa Sara avant de la serrer contre elle. Enfin, elle se redressa et s'approcha d'Angélique

         — Merci, dit-elle en roulant les «r».     

Deux autres femmes accompagnées de trois enfants les rejoignirent. Elles se parlèrent sur un ton angoissé dans une langue qu'Angélique ne connaissait pas. Madame Armand, pragmatique, les entraîna dans son épicerie. Elle les fit monter à l'étage où se trouvait son appartement. À peine la porte fut-elle ouverte que le tic-tac de la pendule replongea Angélique dans le passé, lorsque enfant, elle venait jouer avec Gaston. Des touches de couleurs vives se dégageaient de la tapisserie à motifs. Rien n'avait changé si ce n'étaient les photos des fils de l'épicière en uniforme. Elles avaient dû être prises l'automne dernier. Madame Armand s'approcha des fenêtres et ferma de l'extérieur les volets en bois comme l'avait recommandé le maire. Elle laissa cependant une petite ouverture pour qu'un rai de lumière éclaire un peu la pièce. Enfin, elle désigna le divan en velours rouge aux enfants qui prirent place pendant que les adultes déposaient leurs bagages dans un coin. Angélique et les trois femmes s'assirent sur les chaises autour de la table. Le silence, juste perturbé par le mécanisme de l'horloge, était oppressant. Personne n'osait parler ni bouger. Aucun bruit ne parvenait non plus de l'extérieur. À croire que tous les habitants de Clunize s'étaient volatilisés. La tension devint tellement insupportable qu'une des femmes se mit à chuchoter nerveusement une prière dont Angélique ne perçut que des bribes. Madame Armand, qui regardait toujours à l'extérieur, observa ce qu'il restait d'une troupe de soldats français en déroute. Leurs uniformes, semblables à des loques, étaient méconnaissables. Ils couraient comme s'ils avaient la mort aux trousses. Enfin, elle se retourna. Dans la pénombre, personne ne put voir à quel point elle était devenue blême.

         — Encore des soldats français en pleine débâcle! Mon Dieu, que va-t-il se passer? se lamenta-t-elle.

         Un grondement les fit tressaillir. Une dizaine d'avions de la Luftwaffe[2] survola à nouveau le village. Ils volaient si bas qu'Angélique eut l'impression qu'ils n'étaient qu’à quelques mètres au-dessus de leurs têtes. Un petit garçon commença à pleurer et s'approcha de sa mère. La femme le prit dans ses bras et le berça en continuant sa prière. Même si le vacarme fut bref, ces instants leur parurent interminables. Une fois le calme revenu, elles perçurent à nouveau le tic-tac de l'horloge avant qu'un nouveau bruit régulier ne leur parvienne de l'extérieur. Cette fois, Angélique n'y tint plus et s'approcha également de la fenêtre. Un vrai défilé s'offrit alors à ses yeux. Des motards en triangle précédaient des véhicules blindés sur lesquels figurait une croix gammée. Des tanks, des chenillettes déferlèrent dans un nuage de poussière sur le village, endommageant la chaussée. Des dizaines de soldats allemands bien alignés paradaient au pas cadencé, faisant retentir leurs bottes sur le pavé. Malgré la chaleur étouffante qui régnait dans l'appartement, Angélique frissonna. Cette parade avait quelque chose de fascinant et d'effrayant à la fois. Ces soldats-là en avaient de l'allure! Bien nourris. Uniformes pimpants. Bottes impeccables. Rien à voir avec les malheureux Français en déroute qui les avaient précédés. Elle ne put détourner le regard et fut frappée par leur jeunesse. Une voiture du cortège fit halte devant la mairie. Un officier en sortit, un porte-voix à la main, avant de se diriger vers les marches où quelques minutes plus tôt le maire s'était adressé au village.

         — Vous êtes vaincus! Nos troupes avancent vers le Sud et l'Est. Demain, elles seront à Lyon et la semaine prochaine à Marseille! s'écria-t-il dans un français à l'accent guttural empreint d'arrogance.

         Il redescendit les marches et regagna la voiture qui démarra aussitôt.



[1] Abréviation pour «Télégraphe Sans Fil», la radio de l’époque

[2] Aviation militaire allemande.

 

Extrait n°2 

 

1.

L'arrivée des Allemands

Novembre 1942

 

 

 

         Il faisait très froid en ce jour de novembre. Le thermomètre avait atteint -12 °C et il gelait depuis plusieurs jours. Angélique, emmitouflée dans ses vêtements les plus chauds, sortait chercher du bois dans les abris le long de la menuiserie. Il n'en restait malheureusement pas beaucoup et il fallait l'économiser. Les seules bûches déjà sciées et prêtes à être utilisées étaient les dernières que Robert, son père, avait entreposées avant son départ pour le front. Celui-ci avait été plus que prévoyant en permettant aux femmes de la famille de tenir deux hivers. Qui aurait pensé au printemps 1940 que la guerre allait s'éterniser? Avec un peu de chance, et à condition que le froid précoce ne perdure pas, elles pourraient tenir jusque Noël. La famille disposait certes d'une forêt sur ses terres, mais Angélique n’était pas en mesure de se métamorphoser en bûcheron pour l'exploiter, d'autant qu'elle avait d'autres soucis exigeant d’elle toute son énergie : sa grand-mère Marie-Jeanne. La vieille dame, malade, délirait en effet depuis une semaine. Devant une fièvre si élevée, le docteur en perdait son latin. Il manquait de médicaments et les réquisitions n'arrangeaient rien à la situation. Pour soigner sa grand-mère, dont l'état de santé s'aggravait de jour en jour, Angélique ne disposait que de quelques plantes médicinales séchées, telles que le thym ou la sauge, qui parvenaient juste à apaiser un peu les quintes de toux. Grâce à Charles, qui depuis deux ans livrait les produits de la ferme en zone occupée et traficotait avec les Allemands, elle pouvait bien se procurer toute sorte de choses au marché noir, mais l'offre, très ponctuelle, ne correspondait pas forcément à ce dont elle avait besoin. Quant aux réserves de nourriture cachées depuis le début du conflit, elles s'étaient, elles aussi, bien amenuisées.

         Alors qu'Angélique remettait des bûches dans la cheminée, on frappa à la porte. C'était Hector, le facteur aux joues et au nez écarlates en raison du froid mordant.

         — Bonjour, Angélique.

         En habitué de la maison, il entra, prit une chaise, ôta son képi et s'assit à la table. Il avait été réformé à cause d'un éclat d'obus reçu pendant la Grande Guerre. Sa blessure à la cuisse s'était infectée dans les tranchées froides et humides de Verdun. Après une guérison lente et difficile, il avait gardé des séquelles autant physiques que psychiques. Néanmoins, il s'estimait heureux d'avoir pu conserver sa jambe et d'être revenu en un seul morceau. Lorsqu'il avait été blessé, c'était le père d'Angélique qui l'avait aidé à rejoindre les secours de la Croix-Rouge. Dès lors, sa reconnaissance pour Robert faisait de lui un ami sur qui la famille pourrait toujours compter.

         — Bonjour, Hector, veux-tu boire quelque chose? proposa Angélique.

         — Non, merci. Juste me réchauffer un peu. Comment va-t-elle? demanda-t-il en désignant du menton la chambre de Marie-Jeanne.

         — Toujours aucune amélioration. Elle s'affaiblit de jour en jour. Je commence à me faire vraiment du souci, répondit-elle, affligée, en se laissant tomber sur la chaise en face de lui.

         — Tu n'as pas l'air en très grande forme non plus. Tu dors au moins? l'interrogea le facteur à qui les traits tirés et le teint pâle de la jeune fille n'avaient pas échappé.

         — Trop peu. Je dors très mal en ce moment. Mais raconte, quelles sont les nouvelles?

         — Paul est à Lyon depuis plusieurs semaines. La ville est en train de se transformer en grand vivier de résistance.

         Angélique ne fut pas étonnée d'apprendre que son frère se trouvait à Lyon. Enrôlé en 1940, il avait été fait prisonnier par les Allemands dans les Ardennes peu avant l'armistice. Il était cependant parvenu à s'échapper et vivait depuis deux ans dans la clandestinité. Il avait pris pour habitude de réapparaître aux moments où elle s'y attendait le moins pour repartir en coup de vent aussi vite qu'il était arrivé. Bien qu'elle n'en ait pas la preuve absolue, elle le soupçonnait d'être membre à part entière d'un mouvement de résistance.

         — À part ça, les rumeurs courent que les Allemands sont déjà en train d'occuper la zone libre en réponse au débarquement des Alliés en Afrique du Nord. Vu la distance qui nous sépare de la ligne de démarcation, ils ne tarderont pas à s'installer ici, continua-t-il.

        — Comme si nous avions encore besoin de ça..., soupira Angélique.