Extrait n°1

 

Gand

An de grâce 1477

 

 

 

Clotilde pressa le pas en évitant les flaques d'eau qui s'étaient formées pendant les averses des dernières heures. Les pavés irréguliers étaient glissants mais la jeune fille, plongée dans ses pensées, n'en avait cure. Les cloches du beffroi sonnèrent tierce. Elle releva le bas de sa robe pour éviter les éclaboussures avant de s'engager sur le pont enjambant la Lieve. Marie de Bourgogne l'avait fait appeler au hof ten Walle, la Cour des Princes aux Walles, afin de lui confectionner une tenue d’apparat en l’honneur des obsèques de Charles le Téméraire, son père, mort au combat sous les portes de Nancy face aux troupes du duc de Lorraine. La nouvelle du décès du duc de Bourgogne s'était répandue comme un feu de paille dans tout Gand qui paraissait retenir son souffle. Marie étant la seule héritière du défunt prince, la ville ainsi que tous les territoires ayant appartenu au duc de Bourgogne se retrouvaient brusquement sans héritier masculin.

 

Heureusement, le palais était déjà en vue. Craignant d'arriver en retard, Clotilde accéléra encore le pas. En débouchant précipitamment sur la voie menant à la résidence des comtes de Flandre, elle fut brutalement heurtée par un cavalier au galop. Elle tomba de tout son long dans la boue tandis que les étoffes qu'elle voulait présenter à Marie de Bourgogne se retrouvèrent éparpillées autour d'elle. Vif arc-en-ciel de couleurs contrastant avec la saleté de la rue et la grisaille de cette journée froide et humide. Reprenant ses esprits, elle prit appui sur un coude pour se relever en retenant un juron. Elle était en rage et sur le point de le faire savoir au rustre qui avait ruiné de si précieux tissus lorsqu'elle prit conscience de la main tendue vers elle, qu’elle ignora d’un air hautain.

 

— Je serais bien aise si vous consentiez à excuser ma maladresse, gente Dame, prononça une voix masculine. Quand je vous ai aperçue, il était déjà trop tard et je n'ai plus eu le temps d'arrêter mon cheval.

 

Tandis qu'elle relevait fièrement la tête, la capuche de son mantel tomba en arrière, dévoilant sa coiffe blanche d'où s'échappaient des mèches de cheveux châtain. Elle dédaigna la main offerte autant que le regard, préférant rassembler les morceaux de tissus pour les replacer dans son panier en marmonnant des paroles inaudibles.

 

— Attendez ! insista la voix chaude du cavalier en la retenant par le bras.

 

Il la dominait de plusieurs pouces, lui donnant à penser qu'il était de haute stature. Au moment où elle s'apprêtait à lui tourner le dos, elle fut frappée par son accent. L'homme replaça un échantillon de soie turquoise resté intact dans le panier. Agacée par le fait qu'elle allait non seulement être en retard chez la duchesse mais serait en plus humiliée à cause de sa tenue et des étoffes souillées, elle serra les dents et fusilla le malotru du regard. Lorsqu'il retira sa main du panier, il lui effleura involontairement les doigts. Elle frémit au contact inattendu et ne parvint plus à détacher les yeux du visage de l'inconnu qui la détaillait.

 

Il était jeune.

 

Plutôt agréable à regarder.

 

D'une beauté un peu exotique, il avait le teint hâlé d'un homme vivant au grand air. Autant ses yeux exprimaient une infinie douceur, autant sa mâchoire puissante et ses traits virils dégageaient force et autorité naturelles. Son regard avait quelque chose d’envoûtant. Troublée, Clotilde cligna nerveusement des yeux afin de se ressaisir. Elle prit brusquement conscience que l'homme qui lui faisait face et lui souriait n'était pas de la région. La simplicité de sa mise - un long manteau de drap noir laissant apparaître des chausses gris foncé - en témoignait. Le faste du défunt Duc de Bourgogne n'avait rien à envier à celui de son rival, le Roi de France Louis le onzième. Soucieux d'afficher sa richesse, il ne lésinait ni sur la qualité des vêtements de ses soldats ni sur le luxe des harnachements de leur monture. Or, le surcot noir que cet homme portait ressemblait plus à celui d'un paysan qu'à celui d'un chevalier de cour royale.

 

— Ne vous ai-je point meurtrie ?

 

L'expression de l’individu traduisait son inquiétude, tandis que Clotilde restait bêtement figée devant lui. Elle sentit les battements de son cœur s'accélérer, une sensation de chaleur gagner son dos sous l'intensité des yeux de velours qui la fixaient. Les cloches du beffroi qui retentirent à nouveau la firent brutalement revenir à elle. Elle se ressaisit et nia de la tête.

 

— Que nenni ! Soyez rassuré en ce point. En revanche, il me déplairait de faire attendre notre vénérable duchesse qui m’a convoquée! déclara-t-elle en tournant les talons pour reprendre en grande hâte le chemin menant au castel.

 

L'inconnu laissé en plan la retint :

 

— Attendez ! Vous feriez de moi l’homme le plus heureux du duché de Bourgogne si vous consentiez à me révéler votre nom.

 

— Clotilde ! répondit-elle.

 

Elle se retourna sans interrompre sa marche, puis se mit à courir. Elle rejoignit à pas rapides le pont de pierres menant à l'intérieur de la Cour des Princes.

 

Le cavalier qui devait également s'y rendre pour porter un message de Frédéric III du Saint Empire Romain Germanique à l'attention de Marie de Bourgogne et de ses conseillers la suivit du regard jusqu'à sa disparition derrière le mur d'enceinte. Enfin, un sourire aux lèvres, il se remit en selle et emprunta le même chemin que la jeune fille avait emprunté juste avant lui. Il espérait pouvoir prendre enfin un repas chaud et un peu de repos après plusieurs semaines passées sur les routes.

 

Quand il aurait enfin accompli sa mission.